La journaliste Madeleine Poulin n’est plus

La journaliste Madeleine Poulin n’est plus

Dans un monde du journalisme où les pionnières ont souvent dû se frayer un chemin à coups de détermination et de talent pur, la nouvelle de la disparition de Madeleine Poulin laisse un vide immense. La grande dame du petit écran québécois, figure emblématique de Radio-Canada, s’est éteinte samedi dernier, le 22 novembre 2025, à l’âge de 87 ans. Sa famille a confirmé le décès à la société publique dimanche matin, déclenchant une vague d’hommages qui traverse les rédactions, les ondes et les réseaux sociaux. Madeleine Poulin n’était pas seulement une journaliste ; elle était une briseuse de plafonds de verre, une voix calme au milieu des tempêtes, une femme qui a transformé le paysage médiatique canadien en y inscrivant, avec élégance et rigueur, la présence des femmes. Son parcours, jalonné de reportages en zones de guerre, d’entretiens historiques et d’émissions phares comme Le Point, reste un témoignage vivant de ce que signifie être une professionnelle intègre dans un milieu traditionnellement masculin.

Née vers 1938 dans un Québec encore marqué par les codes sociaux rigides des années 1950, Madeleine Poulin grandit dans un environnement qui valorise l’éducation et la culture. Passionnée par les lettres, elle obtient une licence en lettres de l’Université de Montréal, avec l’idée initiale de devenir enseignante. Mais son appétit pour la littérature la pousse plus loin : elle s’inscrit à des études doctorales en littérature comparée à l’Université d’Oxford, en Angleterre, avant de s’installer à Paris pour peaufiner sa thèse sur Samuel Beckett, cet écrivain irlandais dont l’absurde résonne encore dans les mémoires théâtrales. C’est dans la Ville Lumière, entourée de cafés intellectuels et de bibliothèques chargées d’histoire, que se forge une partie de son esprit curieux et analytique. Paris, cette ville qu’elle affectionnera tant, deviendra plus tard le théâtre de ses grands reportages, mais à l’époque, elle y est une jeune chercheuse, absorbée par les nuances d’un monde littéraire qui lui ouvre des horizons bien au-delà des salles de classe.

Le virage vers le journalisme n’est pas un hasard, mais plutôt une étincelle allumée par des modèles rares. Dans les années 1960, alors qu’elle suit les traces de Judith Jasmin – cette autre pionnière du micro québécois –, sa mère lui lance un jour, mi-sérieuse mi-taquine : « Pourquoi tu ne fais pas comme elle ? » Madeleine, avec son franc-parler typique, réplique : « Allons, maman ! » Pourtant, ces mots plantent une graine. En 1965, elle franchit les portes de Radio-Canada pour un poste d’été de dactylo. À une époque où les femmes dans les rédactions se comptent sur les doigts d’une main, ce job semble modeste. Mais Madeleine Poulin n’est pas femme à se contenter des marges. Trois ans plus tard, en 1968, elle intègre la salle de rédaction comme scripteuse, entourée de collègues masculins qui, loin de la décourager, l’encouragent. Raymond David et Marc Thibault, deux figures respectées, voient en elle un potentiel brut. « Elle avait cette soif d’apprendre qui la rendait irrésistible », se souviendra plus tard un ancien confrère. C’est le début d’une ascension fulgurante, dans un contexte où les femmes journalistes sont souvent reléguées aux rubriques « féminines » ou aux tâches administratives.

Les premières années à Radio-Canada sont un apprentissage intensif. De 1971 à 1972, Madeleine commence à signer des reportages en dehors de la salle de nouvelles, se frottant au terrain avec une énergie contagieuse. Son bilinguisme et sa maîtrise de l’espagnol – fruit de ses voyages et de sa curiosité linguistique – lui ouvrent des portes inattendues. En 1972, c’est elle qui est envoyée au Panama pour couvrir un événement international, alors que ses collègues masculins hésitent. « J’ai profité du fait que personne d’autre ne voulait y aller », confiera-t-elle des années plus tard avec un sourire modeste. Ce premier grand reportage marque un tournant : Madeleine Poulin n’est plus une observatrice ; elle devient une actrice du journalisme de terrain. Mais c’est en 1976 que son nom s’inscrit définitivement dans les annales. Nommée correspondante parlementaire à Ottawa, elle devient la première femme à occuper ce poste pour Radio-Canada. Trois ans durant, elle sillonne les couloirs du Parlement canadien, scrutant les débats avec une acuité qui détonne. Dans un Ottawa dominé par des voix masculines, elle pose des questions précises, sans complaisance, couvrant les élections et les intrigues politiques avec une neutralité exemplaire. « Elle était une force tranquille, capable de disséquer un dossier sans hausser le ton », note un observateur de l’époque.

1979 apporte un nouveau défi, et une nouvelle première : Madeleine Poulin est mutée à Paris comme correspondante, la toute première femme dans ce rôle pour le diffuseur public. La capitale française, qu’elle connaît déjà pour ses études, devient son observatoire sur l’Europe. De là, elle suit les soubresauts diplomatiques, les crises internationales et les échos du Québec en exil culturel. Ses reportages, diffusés à des millions de téléspectateurs, mêlent analyse fine et anecdotes vivantes. Elle couvre la montée de la droite en France, les tensions au Moyen-Orient, tout en gardant un œil attentif sur les affaires canadiennes. Mais ce n’est pas seulement son bureau parisien qui définit cette période ; c’est son courage sur le front. En 1982, lors du siège de Beyrouth au Liban, elle se retrouve au cœur de l’enfer. Armée d’une radio à ondes courtes et des dépêches de l’AFP et de la BBC, elle transmet des nouvelles depuis les ruines, sous les bombes. « Imaginez : j’étais sur le terrain, mais les négociations diplomatiques se passaient ailleurs. C’était un puzzle infernal à assembler », racontera-t-elle en 2015, les yeux brillants de ce mélange de fierté et d’effroi. Cette expérience, comme d’autres en zones de guerre – Cambodge, Panama, et même une escapade en Afghanistan où elle frôle la mort lors du retrait soviétique –, forge sa réputation de reporter intrépide. « Elle n’avait peur de rien », dira Alain Saulnier, son ami et ancien collègue. Pourtant, derrière cette façade de fer, Madeleine avoue un syndrome de l’imposteur tenace. « J’ai toujours douté, et c’est peut-être ce qui m’a rendue meilleure », confesse-t-elle dans une entrevue retrospective.

De retour à Montréal en 1985, après six ans d’exil européen et moyen-oriental, Madeleine Poulin entame une nouvelle ère : celle de l’animation télévisuelle. Associée à Simon Durivage, elle co-anime Le Point, l’émission d’affaires publiques qui devient un rendez-vous incontournable pour les Québécois. De 1985 à la fin des années 1990, elle y déploie son art : des entretiens ciselés, des débats modérés avec une main de maître. L’un de ses moments les plus mémorables reste l’entrevue de 1987 avec Pierre Elliott Trudeau. Le premier ministre, alors en fin de règne, tente de la déstabiliser par un ton condescendant, mais Madeleine reste impassible, posant ses questions avec une précision chirurgicale. Cet échange, diffusé en direct, entre de plain-pied dans l’histoire de la télévision québécoise, symbolisant le passage d’une génération de leaders paternalistes à une ère de journalisme assertif. « C’était une fausse douce : elle préparait ses dossiers à la perfection et allait au bout de l’argument pour dénicher la vérité », témoigne Anne-Marie Dussault, sa complice de plateau.

Les années 1990 voient Madeleine élargir son spectre. De 1992 à 1997, elle co-anime Le Point médias, une émission dédiée au monde des communications, où son érudition littéraire – héritée de Beckett et d’Oxford – illumine les analyses. Elle interviewe Mordecai Richler en 1991, explorant les méandres de l’identité juive au Québec avec une sensibilité rare. Amatrice de théâtre et de musique, elle infuse dans ses chroniques une touche humaniste, rappelant que le journalisme n’est pas qu’information brute, mais aussi rencontre avec l’âme des gens. « Elle avait une grande sensibilité pour parler aux gens, même dans le chaos », souligne encore Alain Saulnier. En 1997, à moins de 60 ans, elle choisit la retraite, préférant les coulisses aux projecteurs. Mais son influence ne s’arrête pas là. En 2015, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) lui décerne le prix Judith-Jasmin Hommage, une reconnaissance suprême. Lors de la gala, un montage vidéo défile : des témoignages de jeunes femmes journalistes qui la voient comme leur phare. « Quand je la voyais en zone de guerre, je me disais : c’est exactement ça que je veux faire », avoue Alexandra Szacka, ancienne correspondante à Paris.

La nouvelle de son décès, annoncée par Radio-Canada, a provoqué une émotion collective. Luce Julien, directrice générale de l’Information au diffuseur, salue « une pionnière et une figure emblématique du service public, qui a ouvert la voie à des générations de femmes journalistes ». Simon Durivage, ému, rappelle : « Elle a brisé les barrières dans un monde d’hommes. Aujourd’hui, les femmes sont nos grandes journalistes, autant que les hommes, sinon plus ! » Sur les réseaux, les réactions affluent. Céline Galipeau la qualifie de « grande dame du journalisme » ; Patrice Roy évoque sa « force tranquille, son élégance et son calme » ; Christine St-Pierre, ancienne journaliste et ministre, lance : « Un monument du journalisme s’éteint ». Claude Deschênes, qui l’a observée à Paris en 1980 lors d’un stage, confie : « J’étais fasciné par son travail. Elle inspirait tant de femmes – et d’hommes – par son élégance, sa culture, sa crédibilité. » Lyne Robert, auteure, ajoute : « Un ton respectueux, un côté aérien, une force tranquille qui a brisé tous les plafonds de verre. »

Madeleine Poulin n’était pas exempte de failles humaines. Elle enviait les outils numériques des jeunes reporters : « Toutes ces réponses au bout des doigts, ces vérifications instantanées… J’aurais adoré travailler avec ça », soupirait-elle en 2015. Son éthique inflexible – une hantise de l’erreur, une préparation exhaustive – la rendait parfois sévère envers elle-même. Mais c’est précisément cette rigueur qui a élevé le journalisme québécois. Dans un métier où l’instantanéité prime souvent sur la profondeur, elle rappelait que la vérité se mérite par le travail acharné. Sa vie personnelle, discrète, était nourrie par les arts : théâtre, opéra, littérature. Elle sacrifiait souvent famille et équilibre pour le terrain, un choix que les femmes de sa génération payaient cher, avec des salaires inférieurs et des carrières précaires jusqu’aux années 2000.

Aujourd’hui, alors que le Québec pleure Madeleine Poulin, son legs rayonne plus fort que jamais. Elle a non seulement couvert l’histoire – des débats constitutionnels aux conflits mondiaux –, mais elle l’a incarnée. Pour les générations futures, elle reste ce rappel essentiel : le journalisme est un acte de courage, de curiosité et d’empathie. Dans les rédactions hybrides d’aujourd’hui, où les algorithmes côtoient les micros, sa voix – calme, assurée, intemporelle – continue de résonner. Madeleine Poulin n’est plus, mais son empreinte, indélébile, guide encore les plumes et les caméras. Repose en paix, grande dame. Le Québec t’en est éternellement reconnaissant.